Le journal Télé Top Matin du 24 février 1991 fait état des premiers tours de manivelle de la série. Bruno Crémer explique pourquoi, après une longue réflexion, il a accepté le rôle:«Ce qui m’a décidé, ce sont les scénarios que j’ai lus. Ils allaient dans le sens d’un Maigret plus proche des Gabin ou des Harry Baur. Un retour à l’univers romanesque des années 50, à ce personnage aux multiples facettes, plus ambigu, plus inquiétant, à la fois tendre et cynique, qui caractérise, selon moi, le commissaire Maigret dans les ouvrages de Simenon et que la télévision a souvent gommé».
Quelque six mois plus tard, après le tournage de quelques épisodes, Bruno Crémer raconte comment maintenant il appréhende son personnage, qui lui est déjà devenu plus familier: «Je me suis plongé dans l’œuvre de Simenon, d’abord par conscience professionnelle, ensuite avec un réel plaisir. Quelle richesse humaine dans ses observations et quel talent pour décrire, en peu de mots, un personnage, un quartier, et les dessous de vies un peu troubles ! Au départ, le commissaire Maigret m’apparaissait comme un étranger. Au fil des cinq épisodes que j’ai déjà tournés, j’ai découvert entre lui et moi, des ressemblances troublantes. Son “père”, Simenon, était belge, comme mes parents. […] Maigret est, comme moi, un gourmand – ah ! la tête de veau en tortue de Mme Maigret -, il est grand – je mesure 1m82 – et massif. Moi qui ai passé ma vie à crever de faim pour garder la ligne, enfin un rôle qui me permettait d’envoyer les régimes au diable ! Comme le commissaire, je suis un solitaire et un casanier, encore qu’il soit plus curieux que moi puisqu’il aime s’installer dans un bistrot pour observer les gens, alors que je déteste la foule. À 60 ans, (j’en ai 62) qu’est-ce qui fait encore courir Maigret, sinon l’amour d’un métier qui le comble ? […] lorsque je joue, j’éprouve la même jubilation que lui quand il mène ses enquêtes, ce qu’il fait en véritable artiste. […] Je ne cherche pas à faire oublier les 15 acteurs qui m’ont précédé dans le rôle, de Jean Gabin à Jean Richard, en passant par Gino Cervi ou Charles Laughton. J’ai préféré ne pas voir ou revoir les anciennes versions de Maigret, de manière à aborder ce personnage mythique, vierge de toute influence. Ce qui m’a surtout intéressé dans ce rôle, c’est son côté “psy” : Maigret ne soigne pas les âmes mais les révèlent à elles-mêmes, les met à nu. Ses face-à-face avec les suspects tiennent du combat de cerveaux.» (journal Télé 7 Jours, la semaine du 30 novembre au 6 décembre 1991)
Le 30 novembre 1991, Bruno Crémer était sur le plateau du JT d’Antenne 2, pour la sortie du premier épisode de Maigret. L’occasion de dire une autre facette du personnage qu’il incarne: «il est doué d’une manière absolument extraordinaire, comme un grand médecin serait doué, ou comme un grand psy serait doué, ou un grand artiste, même, parce qu’il est tout le temps en état de créativité. Quand il commence une enquête, il est pris d’une certaine fièvre, et on sent que rien n’existe en dehors de ce qu’il a à éclaircir, et ce puzzle qu’il est en train d’essayer de reconstituer, c’est sa seule préoccupation.»
Les tournages se poursuivent, les années passent, et Bruno Crémer continue à donner son point de vue sur son interprétation du personnage: «le personnage de Maigret est assez proche de ce que j’aime. C’est la distance qu’il prend vis-à-vis des hommes qu’il essaie de comprendre qui m’a attiré chez lui. Cette faculté de compréhension, d’indulgence même, pour ceux qui ont parfois commis les pires crimes en fait plus qu’un policier: c’est un médecin des âmes. Sa démarche relève en quelque sorte de la psychologie, de la psychanalyse parce qu’il révèle les hommes à eux-mêmes. Cette dimension fait de Maigret un personnage moderne.» (journal belge Le Soir du 14 décembre 1994)
En 1997, on en est déjà au deuxième renouvellement du contrat de Bruno Crémer, qui, au départ, n’avait signé que pour douze épisodes… dans le journal Le Soir du 13 août 1997, il s’explique sur les raisons qui le poussent à continuer: «Régulièrement, je dis que c’est fini. On en a tourné un bon nombre, c’est le vingt-huitième ! Je ne sais pas si je lui trouve de nouvelles facettes, mais je m’y amuse toujours. Par simple plaisir de l’acteur en face d’un personnage qui offre beaucoup de possibilités. Il est très mystérieux. Personne ne sait vraiment qui il est. Alors, on peut lui apporter beaucoup, l’attirer à soi. On peut aussi lui rajouter des qualités qui n’étaient pas forcément dans le livre. En lisant, on est plus facilement proche de Maigret. Sa voix intérieure explique toujours ce qu’il ressent, ce qu’il pense, ce qu’il imagine. Ses états d’âme sont très clairs. Il n’y a rien de tout cela au cinéma puisqu’il n’y a pas de monologue intérieur. Donc, j’essaie de pallier par une présence un peu trouble, impressionnante, énigmatique, passionnée par le bain dans lequel il se trouve. C’est quelqu’un qui, pour moi, ne fonctionne à plein que dans ses enquêtes. Là, il est lui-même, c’est-à-dire original. C’est un regard qui dérange. Il recèle une manière tout à fait personnelle d’aborder les enquêtes et les personnes qu’il doit affronter. A ce moment, il donne sa vraie personnalité.»
Le 23 novembre 2002, une séance publique intitulée “Simenon, le passager du siècle” a été organisée par l’Académie royale de langue et de littérature française de Belgique, à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain et des cinquante ans de son élection à l’Académie. Bruno Crémer, qui a participé à cette journée, a été interviewé à cette occasion sur son interprétation de Maigret. En cette année-là, c’est d’une longue cohabitation avec le personnage qu’il peut témoigner… «Il a une espèce de fascination pour tous les êtres qu’il rencontre, quels qu’ils soient, et c’est de cette fascination qu’il s’imbibe pour se remplir du personnage en face de lui. Il l’analyse, il le dépasse pour en faire une sorte de petite sculpture. Cela le rapproche d’ailleurs beaucoup de la psychanalyse. Pour moi, Maigret est aussi un psy. Il a donc cette distance par rapport à l’humanité. C’est cela qui m’a passionné et que j’ai eu envie d’essayer de traduire. C’est une expérience particulière, pour un acteur, d’avoir l’occasion de suivre un personnage tout au long de ses variantes. Jamais je ne me serais attendu à faire cela, et ça a quelque chose d’un peu troublant. On pourrait y voir un risque de facilité, de routine. Je crois surtout qu’il faut faire attention à une sorte d’inhibition, il ne faut pas que l’acteur soit inhibé par le personnage, et c’est le danger auquel j’essaie toujours d’échapper. On peut aussi finir par s’imiter soi-même et par imiter l’imitation, par se mettre en abîme: c’est le danger. Il se présente avec ces personnages qu’on qualifie par cet adjectif affreux de récurrent. Mais garder une figure comme Maigret avec soi durant des années, c’est assez extraordinaire. Moi, ce qui m’intéresserait à présent, c’est de revoir les premiers « Maigret » que j’ai tournés en comparaison de ceux que je tourne actuellement. Je crois qu’ils sont très différents. Je pense que Maigret est en grande partie un personnage qui est à l’écoute, qui ne parle pas beaucoup. Moins il parle, mieux ça vaut d’ailleurs ! Mais c’est cette écoute qui est très particulière et qui ressemble encore une fois à une écoute psychanalytique. Je crois que c’est ce que j’ai pu apporter à Maigret. Je l’ai un peu détaché du caractère policier qui d’ailleurs, dans les romans de Simenon, n’est pas primordial. […] Le plus intéressant c’est le caractère des êtres, la crise dans laquelle ils sont plongés. Et c’est de cela que j’essaie, moi, en tant que Maigret, de m’imprégner le plus possible. Non forcément pour trouver le coupable, je ne crois d’ailleurs pas que ce soit le coupable qui intéresse Maigret. Ce qui l’intéresse, c’est chacun des êtres. Dans le puzzle qu’il aura reconstitué, le coupable apparaîtra à n’importe quel imbécile, cela finira par être évident. L’analyse des caractères, des comportements, de la misère, des blessures : c’est cela surtout qui passionne Maigret et il se trouve que c’est ce qui me passionne aussi.»